Des siècles de domination patriarcale ont forgé l’espace public. Aujourd’hui encore, les villes portent les marques et le poids des normes sexistes et hétéronormatives. Encore considéré comme le territoire par excellence des hommes, l’espace public est aussi dédié à leur mémoire et leur glorification notamment via les noms de rue ou les monuments qui l’agrémentent. L’accès des femmes et minorités de genre reste conditionnel, âprement négocié, et souvent payé du prix du harcèlement et d’une surexposition publicitaire en tant qu’objet sexuel. Comment s’approprier l’espace public et y faire reconnaître sa place à part entière, comme citoyen·ne et sujet·t·e du politique ?
Quelles pratiques genrées des espaces publics ?
Tous les espaces publics ne se valent pas : la proximité (parochial) / la mise en scène des sociétés à l’égard d’elles-mêmes
Hommes et femmes ne font pas les mêmes choses dans l’espace public. Lieu de détentes, de sociabilité pour ces derniers qui s’y retrouvent et s’y arrêtent quand les femmes s’y affairent et y semblent constamment en mouvement. Pourquoi les femmes ne font-elles que passer ? Est-ce une question de malaise ou plutôt d’une saturation de leur emploi du temps lié aux nombreuses tâches domestiques et familiales qu’elles accomplissent? Les données des enquêtes sur l’utilisation du temps sont éloquentes de ce point de vue. Courses, accompagnement d’enfants ou de personnes âgées semblent le lot des femmes dans ces espaces de circulation qu’elles pratiquent chargées de toutes sortes d’objets qui révèlent la teneur de leur activité: sac à mains, sacs de courses, paniers, caddies, cartables des plus jeunes… autant d’extension de leurs propres corps.
L’espace public est-il dangereux pour les femmes ?
L’accès des femmes à l’espace public et les pratiques qui l’entourent sont paradoxaux. Alors que les femmes apprennent, très jeunes, que l’espace public comporte des dangers pour elles et qu’elles ne peuvent y circuler en sécurité qu’à certaines conditions et certaines heures, elles y sont pourtant relativement moins exposées aux violences corporelles que les hommes, lesquels sont plus susceptibles d’y subir des agressions physiques, comme l’ont montré les enquêtes ENVEFF (Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France) et plus récemment VIRAGE (Violences et rapports de genre).
Ces études montrent que c’est dans l’espace privé que les femmes sont le plus exposées au risque. C’est en effet surtout dans l’espace domestique et d’interconnaissance que se produisent les violences domestiques, sexuelles et physiques. Celles-ci sont bien plus souvent le fait de personnes connues, fréquemment des conjoints ou ex-conjoints, proches ou membres du cercle familial.
On peut légitimement s’interroger sur l’entretien du mythe de la vulnérabilité des femmes dans l’espace public. Néanmoins, pour la majorité d’entre elles, notamment les plus jeunes, l’espace public urbain reste ponctué d’expériences de harcèlement, d’interpellations, de regards appuyés et de gestes déplacés… qui peuvent s’avérer un calvaire quotidien que certaines finissent par ne plus vouloir s’infliger.
Il est en tout cas certain que ce harcèlement, combiné à la crainte de l’espace public inculquée aux filles dès l’enfance et au risque, en cas d’agression, d’être rendue coupable parce qu’on « n’était pas à sa place », se transforment en auto-censure ou déploiement de précautions et stratégies de protection. Ce sont autant de freins à la participation sereine aux événements festifs comme politiques, autant de rappels à une condition inégalitaire. Les femmes ne disposent pas toutes des mêmes ressources pour s’en abstraire, qu’il s’agisse des moyens financiers pour se déplacer en taxi, ou de la possibilité d’échapper aux horaires de travail décalés, souvent le lot des plus modestes. Les femmes des classes populaires, racisées et non-hétérosexuelles sont d’autant plus fortement invisibilisées et exposées aux violences dans l’espace public. Les charges familiales se surajoutent pour contraindre et limiter le temps disponible pour les sorties, renforçant la domination masculine sur nombre d’espaces publics, qu’elle soit ostensible comme dans les quartiers les plus défavorisés, ou plus feutrée mais non moins dommageable dans les plus aisés.
Qui participe à la production des espaces publics ?
En 2006, le rapport Prendre en compte le genre dans la révision du Schéma Directeur de la Région Ile -de-France (SDRIF) : lutter contre les inégalités entre les femmes et les hommes dans l’aménagement du territoire soulignait que 80% des personnes ayant participé aux consultations publiques étaient des hommes. Selon les types de projets (l’échelle, du régional au micro-local, le sujet) et les modes de consultations (horaires des réunions, accessibilité…) les profils majoritaires des participant·e·s et leurs prises de parole varient selon des facteurs sociologiques comme la classe, le handicap, l’âge ou le genre.
Les milieux professionnels de l’urbanisme sont aussi fortement clivés selon les spécialités. Ainsi, les milieux du BTP et de l’ingénierie sont encore dominés par des hommes, alors que les domaines de la participation démocratique ou de l’habitat social sont très féminisés. Il existe en revanche des « plafonds de verre » dans tous les domaines où les hommes sont sur-représentent aux postes décisionnels. Dans l’architecture, de grands écarts de rémunérations persistent entre architectes inscrit·e·s à l’Ordre. Les femmes ont ainsi des rémunérations annuelles moyennes moitié moindre à celles de leurs homologues masculins.
Jusqu’ici, les femmes ont donc été moins décisionnaires dans les projets d’aménagement, ce qui a entraîné une moindre prise en compte de leurs expériences des espaces urbains. Depuis les années 1970, des initiatives féministes ont tenté d’introduire ces préoccupations avec des méthodologies spécifiques, comme les marches exploratoires développées au Canada. Elles se focalisent en particulier sur le sentiment d’insécurité, et prêtent attention à l’éclairage, à la visibilité, à la signalétique mais également aux services de base comme les toilettes publiques. Ces méthodologies ont été reproduites en France depuis les années 2000 notamment par l’association A Place Egales. Leur travaux ont conduit à la publication en 2012 d’un guide pour le CGET, qui se concentre sur les quartiers défavorisés. Depuis, de nombreuses marches exploratoires de femmes ont eu lieu dans des villes françaises.
D’autres approches adoptent davantage la perspective de genre, comme les marches sensibles de l’association Genre et Ville. Cette dernière, au sein du collectif des MonumentalEs avec Emma Blanc Paysagiste et ETC, a mis en place son savoir-faire féministe pour penser le réaménagement des places du Panthéon et de la Madeleine à Paris, dans le cadre du réaménagement des Sept Places. Cela a abouti à une réflexion sur la représentation symbolique des femmes dans les espaces publics, mais également à la création d’espaces de haute qualité pour tou·te·s les usager·e·s, grâce à des diagnostics sensibles et plusieurs chantiers de co-construction de mobiliers urbains inclusifs.
L’expérience urbaine des femmes musulmanes portant un voile – Documents sonores
Les lois françaises promulguées en 2004 et en 2010 interdisant les signes religieux ostentatoires dans les écoles publiques et le voile intégral dans les espaces publics ainsi que les attentats terroristes islamiques perpétués en 2015 à Paris ont vraisemblablement accentué la stigmatisation des femmes visiblement musulmanes. En effet, en 2015, Le Centre de Lutte Contre l’Islamophobie (CCIF) publie que les discriminations islamophobes, en augmentation depuis 2003, touchent majoritairement les femmes qui représentent plus de 80% des victimes prises en charge et accompagnées juridiquement par le CCIF.
C’est dans ce contexte qu’a émergé la volonté d’instruire les discriminations subies par ces femmes et la manière dont elles affectent leur vie. Dans une perspective à visée documentaire, 21 femmes ont été rencontrées et interviewées entre décembre 2016 et mars 2017 afin de détailler leurs trajectoires (sociale, familiale, religieuse, scolaire), leurs mobilités ainsi que les discriminations subies. Elles habitent à Paris ou en région parisienne et sont âgées de 18 à 60 ans. Contactées à partir de différents canaux (réseau de connaissances professionnelles et personnelles, réseaux sociaux tels que Facebook et Instagram), elles ont toutes été recrutées sur la base du volontariat.
Si l’objectif initial était de « faire entendre » les violences subies, les témoignages collectés font émerger une mécanique discriminatoire très inégale parmi ces femmes. L’ampleur, la fréquence et la gravité des discriminations semblent dépendre de leur visibilité dans l’espace social et politique parisien et plus largement français.
Certaines des femmes musulmanes rencontrées déclarent être épargnées des agressions à caractère islamophobe. Parmi elles, il y a celles qui ont fait le choix de se rendre invisibles (elles portent un turban qui pourra être perçu comme un accessoire de mode) et il y a celles qui, bien qu’elles portent un voile visiblement musulman, vivent dans un quartier où la diversité culturelle et religieuse est assez prégnante pour les protéger d’actes islamophobes. C’est le cas des femmes immigrées rencontrées qui, âgées entre 49 et 60 ans, sont nées au Maghreb ou en Afrique sub-saharienne et qui pour la plupart évoluent quasi-exclusivement dans un des quartiers populaires de la capitale où la vocation d’accueil des populations migrantes est significative. Ajoutons que d’autres femmes, de jeunes étrangères récemment accueillies en France, ont pu se positionner comme extérieures à la problématique des discriminations islamophobes bien que non nécessairement épargnées.
Ces profils d’invisibilité (vécu ou ressenti) mis à part, les autres femmes musulmanes interviewées, très majoritairement des jeunes femmes françaises nées en France dont les parents ont des origines maghrébines ou subsahariennes, déclarent toutes avoir été victimes d’islamophobie dans les espaces publics. Les agressions sont toutefois d’ampleur très inégale et témoignent de deux dynamiques distinctes pouvant se combiner: d’une part, une diabolisation à l’endroit des femmes « arabes »[1] (celles-ci subissent comparativement aux autres femmes musulmanes des agressions plus fréquentes), et d’autre part, le rejet d’un islam hypervisible (les femmes voilées d’un hijab[2] subissent principalement des regards et réflexions malveillantes alors que les femmes habillées d’un djilbeb[3] ou d’un niqab[4] sont confrontées à de violentes offenses, voire à des agressions physiques : se faire asperger d’eau, se faire cracher dessus, se faire arracher son voile, se faire frapper à terre).
S’il existe dans l’espace public une hiérarchisation des violences, celle-ci s’annule dans les espaces clés de la production sociale (tels que l’université – cursus supérieur Master ou doctorat – et le monde du travail) où l’ensemble des jeunes femmes voilées interviewées font face à des agressions, quelque soit leurs origines familiales et la taille de leur voile. Le monde du travail, où les rapports de force sont inégaux entre employeurs et salariés, constituerait un levier pour imposer un ordre social et religieux conforme au groupe majoritaire alors que l’interdiction des signes religieux dans les entreprises n’a pas été posée par la loi.
Face aux agressions perpétuées dans les espaces publics et/ou professionnels, les femmes rencontrées empruntent des postures ou des stratégies très différentes dont certaines peuvent affecter durablement leur bien-être et leur trajectoire personnelle selon qu’elles affrontent, contournent ou bien évitent toutes formes de confrontation au prix parfois d’un repli spatial et social.
1. « arabes » : ce terme est couramment employé, bien qu’inapproprié, pour désigner les personnes françaises et/ou vivant en France ayant visiblement des origines maghrébines.
2. HIJAB : voile qui couvre la tête en laissant le visage apparent.
3. DJILBEB (ou djilbab, jilbab) : vêtement large et ample composé d’une longue robe prolongée par une capuche, le tout couvrant la tête et l’ensemble du corps à l’exception des pieds, des mains et du visage.
4. NIQAB : voile intégral couvrant le corps et le visage à l’exception des yeux.
LES DOCUMENTS SONORES :
Djamila « En France, on se rend compte que quand on est musulman, on est étranger. […] Moi, je souris à la personne qui me regarde méchamment. »
Djamila a 34 ans et est née en France et de nationalité française. Ses parents sont d’origine algérienne. Elle habite dans le XXe arrondissement où elle a également grandi. Mariée et mère d’un jeune enfant, elle recherche un emploi après avoir été licenciée en raison du turban qu’elle a porté sur son lieu de travail.
Fanta « Les gens, ils ne savent pas que je suis musulmane, [mais] moi la façon dont ils parlent [des musulmans], ça me fait mal »
Malienne et vivant en France depuis plus de 30 ans, Fanta a 53 ans. Elle vit seule avec ses enfants dans le quartier populaire de la Goutte d’or (XVIIIe arrondissement). Atteinte d’un handicap moteur, Fanta rencontre des difficultés pour se déplacer et ne quitte qu’exceptionnellement son quartier de résidence.
Houssaïnatou « Je sais très bien que je ne suis pas perçue comme une femme française. […] A l’heure d’aujourd’hui en France, je me dis que je n’ai pas ma place…j’ai l’impression que je ne l’aurai jamais. »
Houssaïnatou est une jeune femme française âgée de 22 ans dont les parents sont d’origine guinéenne. Elle a grandi et habite à Epinay-sur-Seine en Seine-Saint-Denis (93) et travaille actuellement comme assistante marketing dans une entreprise parisienne. Elle projette de reprendre ses études dans la perspective d’obtenir d’autres types de postes et de responsabilités.
Lina « le voile, je le mets en mode turban, ça passe beaucoup, beaucoup mieux. »
Lina est née et a grandi en province à Besançon. Elle habite actuellement le sud de la région parisienne avec son mari. Elle travaille à Paris dans une administration de santé publique où elle est juriste. Originaire d’une double culture, sa mère est française et son père syrien.
Hanane « Tout le monde dit qu’il y a des problèmes. C’est vrai, je ne nie pas. Mais faut arrêter. […] Je suis la preuve vivante qu’en évitant les problèmes, tout va bien. […] Après j’ai la chance de travailler avec mon voile.»
Hanane a 27 ans et est Algérienne. Elle est arrivée en France à l’âge de 11 ans. Mariée depuis 2014 avec un Algérien arrivé en France en 2014, elle habite chez ses parents à Alfortville avec son mari et son jeune enfant en attendant de trouver un logement. Elle est comptable dans un entreprise du nord-est Parisien à Porte de Bagnolet (XXe arrondissement).
Linda « Quand mon mari n’est pas là, on va te faire une remarque, on va t’insulter. […] Quand mon mari est là, ils détournent les yeux.»
Linda est une femme de 34 ans qui est née à Paris et a grandi dans les quartiers centraux de la capitale. Ses parents sont d’origine franco-algérienne. Après avoir vécu trois années en Egypte avec son mari, elle et sa famille se sont installés à Rosny-sous-Bois (93). Actuellement enceinte et mère d’un jeune enfant, Linda ne sait pas à ce jour si elle reprendra ses études (de médecine, de sage-femme ou d’infirmière) qu’elle a du à chaque fois arrêter pour des raisons de santé.
Sokona « Si je faisais attention aux regards autour de moi, je ne sais pas si je pourrai supporter. […] Franchement ici, je marche, je baisse les yeux, je mets mes écouteurs à fond. »
Née en France, Sokona a 18 ans et habite dans le nord-est parisien (XIXe arrondissement) avec ses parents maliens. Dans le cadre de ses études (BTS commerce international), elle a voyagé en Suède et au Mexique où ses expériences urbaines sont peu comparables à celles vécues à Paris.
Rosa Parks fait le mur : le street art pour affirmer la place des femmes dans un quartier populaire ?
Le street art peut être utilisé pour promouvoir la place des femmes dans l’espace public. Dans le 19e arrondissement, lors du vote du budget participatif, l’idée de réaliser une fresque de street art le long de la rue d’Aubervilliers et sur le pont Riquet a rencontré une large adhésion. La mairie a mandaté en 2015 deux collectifs. Le collectif GFR a été chargé de réaliser la fresque de la rue d’Aubervilliers ; l’œuvre, de 400 m de long, a mobilisé cinq street artists, dont quatre femmes. Faire appel à des femmes street artists, alors que le monde du street art demeure très masculin, est pour les coordinateurs du projet un moyen d’affirmer la place des femmes sur les murs de la ville. Sur le pont Riquet, une « Galerie à ciel ouvert » a été réalisée par d’autres artistes, mobilisés par RStyle, une structure de promotion des cultures urbaines. L’œuvre a été inaugurée à l’occasion de l’ouverture de la gare de RER E Rosa Parks, le 19 décembre 2015.
Ces projets s’inscrivent dans une vaste opération de rénovation urbaine, dans un quartier populaire du Nord-Est parisien à proximité de la nouvelle gare du RER E et de la station de tram qui dessert la zone, toutes deux nommées Rosa Parks, et des entrepôts Macdonald. Ils participent d’une volonté de « reconquête de l’espace public ». Les fresques sont alors un moyen d’intervenir par le biais de la pratique artistique sur un quartier classé Politique de la ville et identifié comme un lieu de l’insécurité et de l’exclusion sociale. La participation des habitant.e.s permet de mettre le street art au service d’un message d’égalité hommes/femmes, dans le cadre d’une action pédagogique en faveur de la diversité du « vivre-ensemble ».
Ressources
Blidon, Marianne. 2016. « Espace urbain« . In Juliette Rennes éd., Encyclopédie critique du genre : Corps, sexualité, rapports sociaux (p. 242-251). Paris: La Découverte.
Gerini Christian. 2015/2. «Le street art, entre institutionalisation et altérité», Hermès, La Revue, (n° 72).
Hancock, Claire, et Virginie Mobillion. 2019. « “I want to tell them, I’m just wearing a veil, not carrying a gun!” Muslim women negotiating borders in femonationalist Paris ». Political Geography n°69, 1‑9.
Lieber, Marylène, Stéphanie Condon, et Florence Maillochon. 2005. «Insécurité dans les espaces publics : comprendre les peurs féminines ». Revue française de sociologie 46 (2).
Lieber, Marylène. 2011. « Le sentiment d’insécurité au prisme du genre. Repenser la vulnérabilité des femmes dans les espaces publics ». Métropolitiques.
Tournyol du Clos, Lorraine et Thomas Le Jeannic. 2008. « Les violences faites aux femmes ». Fiche n°1180. INSEE.