La mobilité est l’une des plus anciennes revendications des femmes, très longtemps assignées à résidence. Accéder aux espaces extérieurs, circuler librement, avoir accès aux différents véhicules et modes de transports ont constitué d’indéniables conquêtes qui semblent pourtant loin d’être achevées. La médiatisation récente du harcèlement sexuel dans les transports, comme dans les espaces publics, rend désormais flagrante aux yeux de tout·e·s les inégalités liées au genre qui continuent de peser sur la mobilité. Les violences sexistes constituent la toile de fond des déplacements des femmes au quotidien. Mais n’y sont-elles confrontées que de cette manière-là ? La mobilité ne reflète-elle pas un ensemble plus complexe et global d’inégalités subies par les femmes ? Se mouvoir en ville contribue-il à leur émancipation ou au contraire à renforcer les formes de domination qui s’exercent dans d’autres séquences de la vie urbaine ?

Que disent les données ?

Trajets plus courts, réalisés à des vitesses plus lentes et à des horaires spécifiques : les déplacements des femmes tels que les saisissent les statistiques publiques dans différents contextes urbains ont leurs caractéristiques propres. Que nous apprennent les données disponibles pour Paris ?

Les résultats présentés s’appuient sur le recensement de l’INSEE de 2010 et l’Enquête Globale Transport de 2010 (EGT 2010).

Les femmes parcourent des distances plus courtes

Même à statut équivalent, les femmes parcourent des distances plus réduites que les hommes. Les Parisiennes qui se sont déplacées le jour de l’enquête ont en moyenne parcouru 12 km contre 15 km pour les Parisiens. Cela pourrait apparaître comme une situation favorable participant d’un confort de vie, mais cet écart marque en réalité le maintien d’une répartition genrée des rôles en ce qui concerne les tâches domestique et le soin des enfants dans tous les temps de la vie quotidienne (temps scolaire, les soins, les activités extra-scolaires, les courses…).

Explorez la carte interactive des lieux de travail selon le sexe

Les inégalités genrées en la matière ont des conséquences sur la mobilité domicile-travail des femmes, qui tendent à privilégier la proximité. Elles impactent également l’ensemble des distances qu’elles parcourent pour réaliser l’ensemble de leurs activités. Ce fort encrage dans la proximité est toujours remarquable à la retraite : les femmes continuent de se mouvoir dans un périmètre plus restreint que les hommes.

Un usage genré des modes de transports

En raison de revenus plus faibles, d’une perception des risques plus élevée et des représentations genrées autour de l’usage des modes de transports, les femmes utilisent moins la voiture, les deux-roues motorisés et le vélo que les hommes. Elles compensent en marchant et en prenant plus souvent les transports en commun. Elles se déplacent ainsi plus lentement et avec moins de flexibilité.

Des motifs et des temporalités différentes

Les femmes sont sous-représentées parmi les personnes ayant une activité professionnelle à temps plein et ont donc plus rarement réalisé un déplacement domicile-travail le jour de l’enquête. Les femmes se déplacent davantage pour des achats et des accompagnements de tiers que les hommes. Ces écarts sont particulièrement marqués au sein des couples hétérosexuels avec enfants et contribuent à rendre les déplacements des femmes beaucoup plus complexes que ceux des hommes, car elles enchainent plusieurs activités au cours d’un même trajet.

Les femmes et les hommes ne se déplacent pas aux mêmes horaires. Plus nombreuses en journée et plus directement soumises aux heures de pointe, les femmes se font plus rares en soirée et la nuit. En revanche, leur sous-représentation la nuit n’est pas simplement liée aux types d’activités pratiquées par les un·e·s et les autres. Ainsi alors que les loisirs en soirée sont paritaires, les sorties ne le sont pas.

Sexe des personnes réalisant les déplacements en interne à Paris en fonction de l’heure

Ce qui échappe aux statistiques …

Déplacements piétonniers : des progrès récents

Longtemps, les enquêtes sur la mobilité ont eu pour but de dimensionner les grandes infrastructures de transport (autoroutes, lignes de transports en commun) nécessaires pour absorber les flux massifs générés par les déplacements entre le domicile et le lieu de travail rémunéré. Les déplacements piétonniers n’étaient donc pas pris en compte ! Or ce sont les femmes qui marchent le plus au quotidien : leurs déplacements étaient donc les plus oubliés. Les mentalités ont évolué et ces déplacements sont désormais pris en compte. Cependant, une marge de progression existe sur les manières d’interroger les gens à ce sujet. Ainsi, lors de la réalisation de l’EGT de 2010 une meilleure attention à la marche a vu augmenter de façon conséquente le nombre de déplacements piétonniers par rapport à l’enquête de 2001.

Certaines populations ou pratiques sont mal recensées

Les enquêtes sur la mobilité saisissent mal certaines populations, souvent les plus vulnérables : les familles monoparentales sont sous-représentées, de même que les personnes qui travaillent de nuit ou celles qui ne rentrent pas dormir chez elles tous les soirs. Il est donc difficile de rendre compte des différences de mobilité liées au genre dans ces situations. Par ailleurs, des pratiques émergentes mais très visibles dans l’espace public, comme les véhicules en libre-service, les vélos ou les trottinettes électriques, et dont on peut faire l’hypothèse qu’elles ne sont pas distribuées de manière égalitaire parmi tous les usagers, méritent d’être étudiées.

Produire de meilleures données, développer d’autres approches

Dès les années 1980, des chercheuses comme Jacqueline Coutras alertent sur la nécessité de produire de meilleures données pour penser la mobilité des femmes. Elles invitent à prendre au sérieux le caractère non neutre des enquêtes produites afin de pouvoir rendre compte des rapports de domination au cœur de la mobilité. D’une manière plus générale, la quantification des pratiques ne rend compte que de la mobilité telle qu’elle est déclarée par les personnes interrogées sur leurs déplacements en semaine. Ces enquêtes évacuent par définition la mobilité évitée, contournée ou empêchée. Et ce sont bien souvent les femmes, qui renoncent à trouver un travail éloigné de leur domicile pour assurer la gestion du foyer et plus généralement de la famille. Ce sont encore les femmes qui évitent de sortir à certaines heures de la journée ou dans certains lieux de la ville.

Les statistiques ne peuvent pas rendre compte de ce qui se joue concrètement, émotionnellement et symboliquement dans ce quotidien mobile. C’est par d’autres moyens, par des approches plus ethnographiques et sensibles, lorsque les observatrices et les observateurs prennent place aux côtés des personnes que l’expérience mobile peut être appréhendée. C’est le sens d’une anthropologie de la mobilité, et plus particulièrement d’une anthropologie filmée, de rendre compte de la teneur et de l’épaisseur des pratiques, des contextes mais également de la corporéité.

Toute chose égale par ailleurs – Film

Documentaire 60 minutes, 2018
Réalisation et image : Anne Jarrigeon
Montage : Cécile Perlès
Prise de sons : Clara Beaudoux
Mixage : Mikael Kandelman

avec Mélodie Trolliet, Paul, Macéo, Julie Chrétien, Claire Hancock, Fatima Ouardi, Marie-Hélène Massot, Clémentine Huber, Maxime, Camille, Orlandina Araujo, Manthita Sakho

Sortir, pour les femmes, met en mouvement leur condition, donne à voir ses composantes, révèle des entraves et leur contournement. Mais la mobilité ne se réduit pas aux seules séquences de déplacements : elle se projette dans des configurations contraintes et bien souvent aussi elle ne se fait pas. Anticipation, renoncements, multiples ajustements temporels et corporels composent ce quotidien mobile.

Des chercheuses échangent sur la manière de faire parler des données.  Quatre femmes s’apprêtent à franchir leur seuil de chez elles.

Toute chose égale par ailleurs – All else being equal (VOST) de Jarrigeon Anne.

Le harcèlement en question

Injonction paradoxale deJarrigeon Anne.

La toile de fond de la mobilité des femmes ?

Œillades concupiscentes, sifflements, brimades, attouchements, agressions sexistes constituent la toile de fond des déplacements des femmes au quotidien et participent d’un sentiment d’insécurité construit et entretenu depuis l’enfance au nom de la vulnérabilité féminine. Des chercheuses dénoncent depuis les années 1980 combien la conquête des espaces extérieurs conserve un goût d’inachevé, y compris dans les pays qui se pensent égalitaires comme la France. Les femmes, et en particulier les jeunes femmes, développent un ensemble de tactiques et de stratégies d’évitement pour effectuer leurs déplacements : contournement, restrictions spatiales et temporelles, demande d’accompagnement, contrôle vestimentaire… Autant de précautions pour se ménager une liberté de circuler et un accès à la ville auxquels elles sont d’autant plus attachées qu’ils continuent d’être présentés comme un droit universel. La discipline des regards et des corps consiste souvent pour elles à rester sur leurs gardes et à déjouer leur apparente disponibilité physique placardée partout sur les murs à grand renfort de publicités sexistes.

Une médiatisation problématique : logiques souterraines de la dénonciation

La condition mobile des femmes émerge d’enquêtes récentes montrant qu’un nombre très important d’agressions verbales et physiques dont elles sont victimes en dehors de chez elles se produisent dans les transports. Longtemps passées sous silence ces questions font aujourd’hui l’objet de campagnes de médiatisation. On peut prendre à titre d’exemple la diffusion massive en 2012 du documentaire de la réalisatrice belge Sofie Peteers filmant en caméra cachée le harcèlement dont elle fait l’objet lors de ses déplacement dans les rues des quartiers populaires de Bruxelles. La vague de dénonciation de ces violences faites aux femmes s’est depuis organisée et structurée via différentes plateformes de recueils de témoignages et d’interventions d’associations telles que Stop harcèlement de rue. Cette médiatisation est soutenue par la production de rapports officiels édifiants révélant à celles et surtout ceux qui semblaient l’ignorer la banalité du harcèlement sexuel quotidien et l’importance d’en faire un problème public. En 2015, une enquête du Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes consacrée au harcèlement révèle que 100% des utilisatrices des transports en commun y ont été exposées au moins une fois dans leur vie. Dans plus de 50% des cas, la 1ère agression intervient avant 18 ans.

Contrairement aux idées reçues, ces phénomènes ne se produisent pas majoritairement la nuit dans les trains ou les rues des banlieues populaires mais bien dans les bus scolaires en pleine journée. Les clichés ont pourtant la vie dure et la dénonciation du harcèlement de rue et dans les transports vient souvent appuyer des propos visant des quartiers déjà stigmatisés en raison des origines géographiques et ethniques supposées de leurs habitants, ce dont s’alertent nombre d’expert·e·s.

Campagnes de prévention : effets secondaires

Si l’on peut se réjouir de l’apparente prise de conscience collective, il convient d’observer attentivement les formes que prennent les actions mises en place. Des campagnes de sensibilisation voient le jour dans le monde des transports, faisant suite aux actions de collectifs féministes impliqués dans la lutte contre les discriminations sexistes en milieu urbains. En 2015, le Ministère des affaires sociales et des droits des femmes, le Ministère de l’intérieur et le Secrétariat aux droits s’associent à la RATP et à la SNCF pour lancer un plan d’action visant à lutter contre l’insécurité qui touche les femmes dans les transports.

Resurgissent notamment des débats sur la création de wagon réservés aux femmes, adoptés depuis longtemps au Japon, expérimentés au Caire ou à Sao Paulo, et discutée à Londres. L’analyse des cas historiques et des controverses qui les accompagnent montrent la complexité des enjeux qui dépassent les arguments échangés lors des prises de position des personnes et collectifs sollicités. Si les revendications en faveur de wagons réservés servent à l’origine de levier indirect pour mettre à distance les hommes des milieux populaires, elles sont désormais portées par des femmes de ces mêmes milieux, beaucoup plus captives des transports collectifs que ne le sont les femmes plus aisées pour qui la voiture est un moyen de contournement.

Les modes de prévention portent des traces des ambivalences qui président souvent à leur mise en place. La campagne RATP – SNCF de 2017-2018, dont les visuels éloquents montrant des femmes apeurées, la main crispée sur la barre d’un métro figuré en véritable jungle est plutôt anxiogène qu’émancipatrice. Elle contribue à renforcer un imaginaire animalisé de l’agression sexiste, la situant en dehors de l’expérience humaine et donc des constructions sociales qui en sont le substrat. Prévenir les violences sexistes implique de d’affronter le poids d’une domination masculine encore constitutive des représentations et des pratiques urbaines.


Ressources

Coutras, Jacqueline. 1993. « La mobilité des femmes au quotidien : un enjeu des rapports sociaux de sexes ?« , Annales de la Recherche Urbaine, n°59 (1), p.163‑170.

Fagnani, Jeanne. 1986. « La durée des trajets quotidiens : un enjeu pour les mères actives ». Economie et Statistique.

Hancock Claire. 2000. “La séparation entre hommes et femmes dans le métro de Mexico, pour une régularisation des flux ?” Dans Membrado, M. (dir.), Sexes, espaces et corps. De la catégorisation du genre, Toulouse, Editions Universitaires du Sud, p. 43–58.

Jarrigeon, Anne, 2009. « Les passantes considérables. Les espaces publics à l’épreuve du genre », Revue Urbanisme 365.

Jarrigeon, Anne. 2016. « En mouvement les signes. L’espace urbain à hauteur de talons », In Le génie de la marche. Poétique, savoirs et politique des corps mobiles, G. Amar, M. Appel-Muller, S. Chardonnet-Damaillacq (dir.), Hermann Editions.

Lieber, Marylène. 2008. Genre, violences et espaces publics : La vulnérabilité des femmes en question. Paris : Les Presses de Sciences Po. 

Lieber, Marylène. 2016. « Qui dénonce le harcèlement de rue ? Un essai intersectionnel de géographie morale ». In E. Lépinard, M. Roca i Escoda, & F. Fassa, L’intersectionnalité : Enjeux théoriques et politiques, Éditions La Dispute.

Sayagh, David. 2017. « Construction sociospatiale de capabilités sexuées aux pratiques urbaines du vélo« . Annales de la Recherche Urbaine, n°112, p. 126-137.

Tillous, Marion. 2017. « Les voitures de métro réservées aux femmes comme instrument d’action publique : une réponse à quel problème ? », Géocarrefour, 91/1.

Tillous, Marion. 2017. « Peut-on parler de ségrégation spatiale à propos des voitures de métro réservées aux femmes ? Le cas de São Paulo ». In : Faure, E., Hernandez-Gonzalez, E., Luxembourg, C. (dir.). La ville : quel genre ?, Paris, Le Temps des Cerises.

Tillous, Marion. 2017. « Des voitures de métro pour les femmes. De Tokyo à São Paulo, enjeux et controverses d’un espace réservé », Annales de la Recherche Urbaine, n°112, p. 86-95.